« Mon ami, lui dit l’orateur, croyez−vous que le pape soit l’Antéchrist?
— Je ne l’avais pas encore entendu dire, répondit Candide; mais qu’il le soit ou qu’il ne le soit pas, je manque de pain.
— Tu ne mérites pas d’en manger, dit l’autre; va, coquin, va, misérable, ne m’approche de ta vie. »
La femme de l’orateur, ayant mis la tête à la fenêtre et avisant un homme qui doutait que le pape fût antéchrist, lui répandit sur le chef un plein… O ciel ! à quel excès se porte le zèle de la religion dans les dames!1Voltaire, Candide ou l’Optimisme (Amsterdam: Marc-Michel Rey, 1788; imprimé, Montréal, Canada: Beauchemin, 1999), 16.

Pangloss répondit en ces termes: « Ô mon cher Candide ! vous avez connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne; j’ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit ces tourments d’enfer dont vous me voyez dévoré ; elle en était infectée, elle en est peut−être morte. Paquette tenait ce présent d’un cordelier très savant, qui avait remonté à la source; car il l’avait eue d’une vieille comtesse, qui l’avait reçue d’un capitaine de cavalerie, qui la devait à une marquise, qui la tenait d’un page, qui l’avait reçue d’un jésuite, qui, étant novice, l’avait eue en droite ligne d’un des compagnons de Christophe Colomb. Pour moi, je ne la donnerai à personne, car je me meurs.
— Ô Pangloss ! s’écria Candide, voilà une étrange généalogie ! n’est−ce pas le diable qui en fut la souche?
— Point du tout, répliqua ce grand homme; c’était une chose indispensable dans le meilleur des mondes, un ingrédient nécessaire ; car si Colomb n’avait pas attrapé, dans une île de l’Amérique, cette maladie qui empoisonne la source de la génération, qui souvent même empêche la génération, et qui est évidemment l’opposé du grand but de la nature, nous n’aurions ni le chocolat ni la cochenille. »2Ibid., 19.

Tête et sang ! répondit l’autre, je suis matelot et né à Batavia; j’ai marché quatre fois sur le crucifix dans quatre voyages au Japon; tu as bien trouvé ton homme avec ta raison universelle !3Ibid., 22.

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto−da−fé; il était décidé par l’université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.

On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d’avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard: on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l’un pour avoir parlé, et l’autre pour avoir écouté avec un air d’approbation.4Ibid., 24.

« Le grand inquisiteur m’aperçut un jour à la messe, il me lorgna beaucoup, et me fit dire qu’il avait à me parler pour des affaires secrètes. Je fus conduite à son palais; je lui appris ma naissance; il me représenta combien il était au−dessous de mon rang d’appartenir à un Israélite. On proposa de sa part à don Issacar de me céder à monseigneur. Don Issacar, qui est le banquier de la cour et homme de crédit, n’en voulut rien faire. L’inquisiteur le menaça d’un auto−da−fé. Enfin mon Juif, intimidé, conclut un marché, par lequel la maison et moi leur appartiendraient à tous deux en commun: que le Juif aurait pour lui les lundis, mercredis et le jour du sabbat, et que l’inquisiteur aurait les autres jours de la semaine. Il y a six mois que cette convention subsiste. Ce n’a pas été sans querelles; car souvent il a été indécis si la nuit du samedi au dimanche appartenait à l’ancienne loi ou à la nouvelle. Pour moi, j’ai résisté jusqu’à présent à toutes les deux, et je crois que c’est pour cette raison que j’ai toujours été aimée.

«Enfin, pour détourner le fléau des tremblements de terre, et pour intimider don Issacar, il plut à monseigneur l’inquisiteur de célébrer un auto−da−fé. Il me fit l’honneur de m’y inviter. Je fus très bien placée; on servit aux dames des rafraîchissements entre la messe et l’exécution. »5Ibid., 29.

[O]n enterre monseigneur dans une belle église, et on jette Issacar à la voirie.6Ibid., 32.

Hélas ! dit la vieille, je soupçonne fort un révérend père cordelier qui coucha hier dans la même auberge que nous à Badajoz; Dieu me garde de faire un jugement téméraire ! mais il entra deux fois dans notre chambre, et il partit longtemps avant nous.7Ibid.

« Je n’ai pas eu toujours les yeux éraillés et bordés d’écarlate ; mon nez n’a pas toujours touché à mon menton, et je n’ai pas toujours été servante. Je suis la fille du pape Urbain X, et de la princesse de Palestrine. »8Ibid., 34.

Voilà qu’un corsaire de Salé fond sur nous et nous aborde. Nos soldats se défendirent comme des soldats du pape: ils se mirent tous à genoux en jetant leurs armes, et en demandant au corsaire une absolution in articulo mortis. 9Ibid., 35.

« Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes, et ma mère aussi, nos filles d’honneur aussi, et moi aussi. C’est une chose admirable que la diligence avec laquelle ces messieurs déshabillent le monde. Mais ce qui me surprit davantage, c’est qu’ils nous mirent à tous le doigt dans un endroit où nous autres femmes nous ne nous laissons mettre d’ordinaire que des canules…J’appris bientôt que c’était pour voir si nous n’avions pas caché là quelques diamants.10Ibid.

Pour moi, j’étais ravissante, j’étais la beauté, la grâce même, et j’étais pucelle; je ne le fus pas longtemps: cette fleur qui avait été réservée pour le beau prince de Massa−Carrara me fut ravie par le capitaine corsaire; c’était un nègre abominable, qui croyait encore me faire beaucoup d’honneur.11Ibid., 36.

Nous étions, après les diamants et l’or, ce qu’il avait de plus précieux. Je fus témoin d’un combat tel que vous n’en voyez jamais dans vos climats d’Europe. Les peuples septentrionaux n’ont pas le sang assez ardent. Ils n’ont pas la rage des femmes au point où elle est commune en Afrique… Enfin, je vis toutes nos Italiennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par les monstres qui se les disputaient. Les captifs mes compagnons, ceux qui les avaient pris, soldats, matelots, noirs, basanés, blancs, mulâtres, et enfin mon capitaine, tout fut tué; et je demeurai mourante sur un tas de morts. Des scènes pareilles se passaient, comme on sait, dans l’étendue de plus de trois cents lieues, sans qu’on manquât aux cinq prières par jour ordonnées par Mahomet.12Ibid.

Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant de cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grand oranger au bord d’un ruisseau voisin; j’y tombai d’effroi, de lassitude, d’horreur, de désespoir et de faim. Bientôt après, mes sens accablés se livrèrent à un sommeil qui tenait plus de l’évanouissement que du repos. J’étais dans cet état de faiblesse et d’insensibilité, entre la mort et la vie, quand je me sentis pressée de quelque chose qui s’agitait sur mon corps. J’ouvris les yeux, je vis un homme blanc et de bonne mine qui soupirait, et qui disait entre ses dents : O che sciagura d’essere senza c…!13Ibid., 37.

« Nous avions un iman très pieux et très compatissant, qui leur fit un beau sermon par lequel il leur persuada de ne nous pas tuer tout à fait. « Coupez, dit−il, seulement une fesse à chacune de ces dames, vous ferez très bonne chère; s’il faut y revenir, vous en aurez encore autant dans quelques jours ; le ciel vous saura gré d’une action si charitable, et vous serez secourus.

« Il avait beaucoup d’éloquence; il les persuada. On nous fit cette horrible opération. L’iman nous appliqua le même baume qu’on met aux enfants qu’on vient de circoncire. Nous étions toutes à la mort.14Ibid., 39.

L’air dont il fit cette question alarma Candide : il n’osa pas dire qu’elle était sa femme, parce qu’en effet elle ne l’était point; il n’osait pas dire que c’était sa soeur, parce qu’elle ne l’était pas non plus ; et quoique ce mensonge officieux eût été autrefois très à la mode chez les anciens, et qu’il pût être utile aux modernes, son âme était trop pure pour trahir la vérité.15Ibid., 42.

Vous savez, mon cher Candide, que j’étais fort joli, je le devins encore davantage ; aussi le révérend père Croust, supérieur de la maison, prit pour moi la plus tendre amitié ; il me donna l’habit de novice.16Ibid., 47.

« C’est tout ce que je souhaite, dit Candide; car je comptais l’épouser, et je l’espère encore. — Vous, insolent ! répondit le baron, vous auriez l’impudence d’épouser ma soeur qui a soixante et douze quartiers ! Je vous trouve bien effronté d’oser me parler d’un dessein si téméraire ! » Candide, pétrifié d’un tel discours, lui répondit: « Mon Révérend Père, tous les quartiers du monde n’y font rien; j’ai tiré votre soeur des bras d’un Juif et d’un inquisiteur; elle m’a assez d’obligations, elle veut m’épouser. Maître Pangloss m’a toujours dit que les hommes sont égaux, et assurément je l’épouserai.
— C’est ce que nous verrons, coquin!» dit le jésuite baron de Thunder−ten−tronckh, et en même temps il lui donna un grand coup du plat de son épée sur le visage. Candide dans l’instant tire la sienne et l’enfonce jusqu’à la garde dans le ventre du baron jésuite; mais, en la retirant toute fumante, il se mit à pleurer.17Ibid., 49.

Ces clameurs partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses.

Il prend son fusil espagnol à deux coups, tire, et tue les deux singes. « Dieu soit loué, mon cher Cacambo ! j’ai délivré d’un grand péril ces deux pauvres créatures.

[M]on maître; vous avez tué les deux amants de ces demoiselles…[P]ourquoi trouvez−vous si étrange que dans quelques pays il y ait des singes qui obtiennent les bonnes grâces des dames ? Ils sont des quarts d’hommes.18Ibid., 51.

À leur réveil, ils sentirent qu’ils ne pouvaient remuer; la raison en était que pendant la nuit les Oreillons, habitants du pays, à qui les deux dames les avaient dénoncés, les avaient garrottés avec des cordes d’écorce d’arbre. Ils étaient entourés d’une cinquantaine d’Oreillons tout nus, armés de flèches, de massues et de haches de caillou: les uns faisaient bouillir une grande chaudière; les autres préparaient des broches, et tous criaient: « C’est un jésuite, c’est un jésuite ! nous serons vengés, et nous ferons bonne chère; mangeons du jésuite, mangeons du jésuite ! »

« Ne désespérez de rien, dit−il au désolé Candide; j’entends un peu le jargon de ces peuples, je vais leur parler.
— Ne manquez pas, dit Candide, de leur représenter quelle est l’inhumanité affreuse de faire cuire des hommes, et combien cela est peu chrétien. »19Ibid., 52.

« Mes amis, dit−il, nous sommes tous prêtres; le roi et tous les chefs de famille chantent des cantiques d’actions de grâces solennellement tous les matins; et cinq ou six mille musiciens les accompagnent.
Quoi ! vous n’avez point de moines qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens qui ne sont pas de leur avis ? — Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard; nous sommes tous ici du même avis, et nous n’entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines. »20Ibid., 58-59.

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est−à−dire d’un caleçon de toile bleue; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. «Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais− tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. — Est−ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi? — Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait: ” Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore−les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. ” Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.

— Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. — Qu’est−ce qu’optimisme ? disait Cacambo. — Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. » ; et il versait des larmes en regardant son nègre, et en pleurant il entra dans Surinam.21Ibid., 63-65.

— Mais, monsieur Martin, avez−vous vu Paris? — Oui, j’ai vu Paris…J’y ai séjourné peu; j’y fus volé, en arrivant, de tout ce que j’avais, par des filous, à la foire Saint−Germain; on me prit moi− même pour un voleur, et je fus huit jours en prison; après quoi je me fis correcteur d’imprimerie pour gagner de quoi retourner à pied en Hollande. Je connus la canaille écrivante, la canaille cabalante, et la canaille convulsionnaire. On dit qu’il y a des gens fort polis dans cette ville−là; je le veux croire.22Ibid., 71.

— Vous connaissez l’Angleterre ; y est−on aussi fou qu’en France ? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.23Ibid., 82.

« Et pourquoi tuer cet amiral? — C’est, lui dit−on, parce qu’il n’a pas fait tuer assez de monde; il a livré un combat à un amiral français, et on a trouvé qu’il n’était pas assez près de lui. — Mais, dit Candide, l’amiral français était aussi loin de l’amiral anglais que celui−ci l’était de l’autre! — Cela est incontestable, lui répliqua−t−on; mais dans ce pays−ci il est bon de tuer de temps en temps un amiral pour encourager les autres. »24Ibid.

« Mais, dit Candide à Paquette, vous aviez l’air si gai, si content, quand je vous ai rencontrée; vous chantiez, vous caressiez le théatin avec une complaisance naturelle; vous m’avez paru aussi heureuse que vous prétendez être infortunée. — Ah ! monsieur, répondit Paquette, c’est encore là une des misères du métier. J’ai été hier volée et battue par un officier, et il faut aujourd’hui que je paraisse de bonne humeur pour plaire à un moine. »25Ibid., 86.

Je voudrais que tous les théatins fussent au fond de la mer. J’ai été tenté cent fois de mettre le feu au couvent, et d’aller me faire turc. Mes parents me forcèrent à l’âge de quinze ans d’endosser cette détestable robe, pour laisser plus de fortune à un maudit frère aîné que Dieu confonde! La jalousie, la discorde, la rage, habitent dans le couvent. Il est vrai que j’ai prêché quelques mauvais sermons qui m’ont valu un peu d’argent, dont le prieur me vole la moitié: le reste me sert à entretenir des filles; mais, quand je rentre le soir dans le monastère, je suis prêt de me casser la tête contre les murs du dortoir; et tous mes confrères sont dans le même cas.26Ibid.

« Il est beau d’écrire ce qu’on pense; c’est le privilège de l’homme. Dans toute notre Italie, on n’écrit que ce qu’on ne pense pas; ceux qui habitent la patrie des Césars et des Antonins n’osent avoir une idée sans la permission d’un jacobin. Je serais content de la liberté qui inspire les génies anglais si la passion et l’esprit de parti ne corrompaient pas tout ce que cette précieuse liberté a d’estimable. »27Ibid., 91.

Il était tout naturel d’imaginer qu’après tant de désastres, Candide, marié avec sa maîtresse et vivant avec le philosophe Pangloss, le philosophe Martin, le prudent Cacambo et la vieille, ayant d’ailleurs rapporté tant de diamants de la patrie des anciens Incas, mènerait la vie du monde la plus agréable ; mais il fut tant friponné par les Juifs qu’il ne lui resta plus rien que sa petite métairie ; sa femme, devenant tous les jours plus laide, devint acariâtre et insupportable[…].28Ibid., 107.

[L]’ennui était si excessif que la vieille osa un jour leur dire: « Je voudrais savoir lequel est le pire, ou d’être violée cent fois par des pirates nègres… ou bien de rester ici à ne rien faire ? »29Ibid., 108.

Note: All the above controversial passages are available in the English language on this page.



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